Point Cardinal - Leonor de Recondo

 

Léonor de Récondo est une autrice dont j'aime particulièrement la plume. C'est donc avec avidité et enthousiasme que je me suis penchée sur ce livre (sans me souvenir alors qu'une amie m'avait déjà mise en garde). On y suit le parcours de Lauren, une femme qui démarre le roman en tant que père de famille rangé. Deux lignes principales m'intéressaient, la quête de soi (compréhension et acceptation) et le traitement de la transidentité.

En fin de compte, je ne vais aborder que sur ce deuxième point, tant Point Cardinal pose de profonds problèmes à mon sens. Gardons en tête que sa première publication date de 2017 et que nombre de documentaires¹ et témoignages sur lesquels j'ai appuyé ma "déconstruction" n'existaient pas à cette époque.

 

D'où est venue l'idée de ce roman à Leonor de Recondo ?

Voici les mots de l'autrice (de mémoire) : "J'ai vu cette belle femme, Caitlyn Jainer, en cours de Vanity Fair. En feuilletant j'ai compris qu'avant Caitlyn était Kris*, un homme".²

 Cette anecdote est racontée en des termes similaires à chaque fois. "C'était un homme avant". "Kris*". "Il a fait ci, il a fait ça.". C'est prononcé avec bienveillance, peut-être même admiration. Pourtant, ce sont des propos qui font bondir.

*Kris est en fait le prénom de la femme de Caitlyn de 1991 à 2013.

 Mégenrage

Ce qui choque le plus est le mégenrage. Il s'agit d'une question importante pour les personnes trans ou non-binaires. Pour autant,  Léonor de Récondo a choisi de faire un travail en trois parties. Elle utilise le pronom "Il" au début, puis un mélange et enfin uniquement du "Elle". Ce faisant, elle imprime délibérément un style de narration mais poursuit l'idée qu'on peut, voire qu'on doit, utiliser le pronom du genre assigné à la naissance tant qu'aucun changement physique n'est entamé. Qu'on se le dise : une femme trans est une femme. Un homme trans est un homme. Point. Le mégenrage est d'ailleurs omniprésent dans les dialogues sur les plateaux d'émission. Même le personnage de Cynthia, une femme trans toujours genrée au féminin dans le roman, se fait mégenrer par Philippe Besson dans La Grande Librairie.² Incroyable (et pas dans le bon sens du terme).

D'ailleurs, il est arrivé à Léonor de Récondo de mégenrer des militantes² (cf. commentaires de la vidéo).

 

 Se déconstruire de la culture dominante

Il est question de "transsexuels". De "travestis". Sans que cela ne soient les mots d'un personnage, mais issu de la narration neutre. Si ce choix de vocabulaire n'est pas inexact, il reste indélicat du fait de leur forte connotation. Il existait déjà des termes plus pertinents en 2017. Pourquoi ne pas les prendre en compte plutôt que de s'appuyer sur ses seules réflexions de romancière ? Car s'il y a bien une chose qui n'est plus à prouver, c'est que quel que soit notre esprit critique, nous sommes pétris d'idées préconçues, qui peuvent s'avérer cruelles même en étant le mieux intentionné qui soit. Alors oui, Léonor de Récondo n'est pas "spécialiste du genre", elle écrit simplement des livres. Mais justement, en tant qu'autrice elle doit connaître la portée de ses mots. J'y reviendrais.

Ce qui m'interpelle, c'est que ce roman qui aurait sonné "juste" si je ne n'avais pas écouté les personnes transgenres autour de moi (via des documentaires comme Identité Trans, au delà de l'image, ou tout simplement des connaissances). L'intense solitude du personnage en première partie de roman, la violence des réactions... je  les aurais considérées comme inhérentes à son parcours, indissociables et inexorables. Alors qu'il s'agit au contraire d'un biais de la société à déconstruire. Pour faire un rapprochement, réfléchissez à la culture du viol. On enseigne aux filles de "faire attention", de ne pas se montrer provocante, que s'il lui arrive quelque-chose : elle l'aura bien cherché... C'est exactement pareil avec les personnes transgenres. Ce seraient elles qui entraîneraient la violence chez les autres à cause de leurs "choix". "Elles l'ont bien cherché" ...

Cette transphobie ordinaire est invisible si elle n'est pas pointée du doigt (ou lorsqu'on n'est pas concerné).  

En ce sens, lire ce livre peut même être dangereux tant qu'on ne parvient pas aux quelques dernières pages, un peu plus heureuses. Et pourtant, ces dernières sont courtes et peu développées. On finit en légèreté après un ensemble lourd (sur le fond, car la forme est d'une limpidité parfaite, toujours cette belle plume). Des auteurs ont pu parler de la joie présente dans le roman². Mais se mettent-ils quelques instants à la place d'une personne en plein doutes sur elle-même qui lirait ces lignes ? Car, vraiment, si on se projette, il n'y a rien de joyeux : que des épreuves à surmonter les unes après les autres.

La transphobie tue (les personnes trans ont un taux de suicide effroyable).

 

De la légitimité d'écrire sur un sujet sans être concerné-e

Alors attention, je ne parle pas de la légitimité de l'auteur à écrire ce livre. Elle aborde le sujet en interview car on lui a fait ce reproche³. Oui, il est possible d'écrire un livre "de l'extérieur" sans être concerné. Mais aujourd'hui, alors qu'il est possible d'entendre les voix des minorités, il est de bon ton de les écouter et de les prendre en compte. Juste d'écouter. D'avoir l'intelligence de se dire que, peut-être, nous n'avons pas le bon point de vue pour comprendre. C'est la culture dominante (cisgenre, hétéro, blanche) qui a donné les mots et concepts que nous utilisons. J'ai longtemps considéré que dire "il est né dans un corps de femme" est bienveillant, voire le mieux que l'on puisse dire. Je ne comprenais pas le problème de préciser "c'était une femme, avant", ni même de poser les questions "es-tu opéré ?" ou "c'était quoi ton nom, avant ?". La moindre des choses est de se renseigner auprès des concernés sur leurs propre définitions. Que pensent-ils des mots que nous utilisons ?  Comment perçoivent-ils les questions qui leurs sont posées ? C'est ça, l'étape de déconstruction et la remise en question, qui a manqué à Léonor de Récondo pour traiter avec justesse ce sujet.

Il est difficile de se faire entendre lorsqu'on est minoritaire. Léonor porte à l'attention du grand public ce sujet délicat avec sa voix et sa plume qui seront davantages entendues car dominantes. Elle est naturellement écoutée, considérée, valorisée. Une voix et une plume qui propagent et rappellent des idées et concepts violents, voire dangereux. Qui les valident auprès du grand public sous couvert d'un roman de tolérance et d'acceptation applaudi par la critique³ et par les élites². La légitimité, oui, Léeonor de Récondo l'a. Mais elle a aussi un pouvoir, en tant qu'écrivaine connue. Une attention du public. Une portée de ses idées. "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités", osons le dire. Si l'autrice est bienveillante envers ses personnages, elle ne l'est (involontairement et malgré elle) pas envers les personnes trans qui pourraient lire son livre.

A forcer de vouloir rester en dehors du milieu LGBT, Léonor de Récondo en vient à faire un vrai faux-pas. Elle a mentionné en entretien avoir peur, en écrivant du contemporain, que son roman paraisse rapidement daté⁴. Pourtant, trois ans après sa sortie seulement, c'est bel et bien le cas. Son œuvre parait atrocement datée. Synonyme du monde d'avant. La parole des minorités s'est déliée dans le sillage du #MeToo. Un peu de recherches aurait pu lui éviter ces écueils même avant le phénomène. Une simple rencontre avec des militants via des associations, par exemple. Mais elle a préféré rester loin des personnes dont elle reprend l'histoire pour son personnage principal. Loin de ceux qui s'intéressent de près à ces questions. Pourquoi ?

 

Références

¹ Identité Trans, au delà de l'image (disponible sur Netflix en ce moment)

² La Grande Librairie - Un Homme e(s)t une Femme

³ Rencontre avec Leonor de Recondo - Librairie "Le Brouillon de Culture à Caen

Rencontre avec Leonor de Recondo - Librairie "Mollat" à Bordeaux

Commentaires

  1. J'avais lu ce roman il y a quelques années, et j'en gardais un bon souvenir. Néanmoins, je veux bien te croire quand tu dis qu'il a déjà vieilli. Je n'avais pas fait de recherches sur la démarche de l'auteure et je ne me rappelais pas du vocabulaire utilisé ou des maladresses commises ! J'y rejetterai un œil à l'occasion, maintenant que le monde a évolué et que j'ai moi aussi beaucoup plus de connaissances sur le sujet. Merci pour cette critique constructive et bonne continuation pour ton blog :D

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    1. En toute franchise, j'aurais également un bon souvenir de ce roman si je l'avais lu à sa sortie. Et même l'année dernière. Le documentaire "Identité Trans" que j'ai regardé en janvier m'a fait prendre conscience de beaucoup de choses.

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    2. Par ailleurs, au sujet de la démarche d'aller voir les interviews... C'est parce-que j'ai été très en colère une fois Point Cardinal terminé. Mais j'avais aimé les autres romans de Léonor de Récondo que j'avais lu. J'ai voulu en savoir plus avant de cracher mon venin. Bon, je n'ai "pas été déçue du voyage", comme on dit... :S

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